L’effet pervers des médias en démocratie
Pour Abraham Lincoln, « la démocratie, c’est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » La démocratie représentative est le régime politique dans lequel la souveraineté appartient au peuple qui exerce le pouvoir par le biais de ses représentants. Afin d’exercer ce pouvoir, l’information des citoyens est nécessaire et fondamentale.
La démocratie suppose donc la transparence. C’est là que les médias trouvent toute leur légitimité et leur importance dans le système démocratique. Sont désignés par le terme médias, tous les procédés « permettant la distribution, la diffusion ou la communication d’oeuvres, de documents, ou de messages sonores ou audiovisuels » (définition du Larousse). Les médias sont communément représentés comme le moyen de prédilection du peuple pour participer et comprendre les rouages du régime. L’ensemble des acteurs démocratiques peut donc s’exprimer par la voix des médias pour débattre et fonder les opinions de chacun.
Dans l’histoire des médias, la naissance de la démocratie et la libéralisation des médias sont d’ailleurs intimement liés. Au XXème siècle, les médias de masse apparaissent en même temps que le suffrage universel. Le vote de tous les citoyens ne pourraient donc se faire sans la presse. Cette dernière est celle qui peut former l’opinion publique. C’est elle qui donne les outils nécessaires aux citoyens pour avoir accès, comprendre et analyser les programmes politiques par exemple.
Mais la presse a aussi un rôle actif dans la démocratie. Pour le philosophe allemand Jürgen Habermas, les journalistes sont aussi indispensables au bon fonctionnement d’une démocratie. Ils ont une double responsabilité. Ils sont les médiateurs des citoyens envers le pouvoir politique, et sont, dans le même temps, modérateurs du débat public.
Certains journalistes se positionnent même en lanceurs d’alerte dans de grandes affaires. Ils apparaissent comme un contre-pouvoir, d’où l’expression de 4ème pouvoir longtemps affilié aux médias. Par exemple, c’est le pure-player Mediapart qui a permis de révéler l’important scandale fiscal de l’ancien ministre du Budget, Jérome Cahuzac. La réaction du président de la République a été immédiate : il a changé la composition de son gouvernement.
Pourtant, malgré l’évidence du rôle et de la place fondamentale des journalistes dans toute démocratie de ce nom, les médias peuvent aussi être paradoxalement un danger pour celle-ci. Certains auteurs ont même parlé de « modèle de propagande », développé par les médias de masse dans un système démocratique (Noam Chomsky et Edward Herman, La Fabrication du consentement, 1988).
Mais alors en quoi les médias, pourtant nécessaires à toute démocratie, peuvent-ils être un danger pour cette dernière ? En quoi les médias peuvent-ils altérer le jeu démocratique ?
Les médias constituent une altération du jeu démocratique pour deux raisons. Leur influence sur l’opinion publique est telle qu’ils peuvent même la fabriquer et ainsi museler l’expression des citoyens (I). Les médias souffrent eux-mêmes d’un vice fondamental : ils ne présentent pas toutes les garanties démocratiques dans l’exercice de leur rôle (II).
I- Les médias, seuls concepteurs de l’opinion publique
Gustave Flaubert écrivait au XIXème siècle : « La presse est une école d’abrutissement parce qu’elle dispense de penser. » Si l’auteur de Madame Bovary écrit cela, c’est parce que la presse et les médias en général, sont ceux qui définissent l’opinion publique. Par le choix de leur information, de leur ligne éditoriale, de leurs sujets, de leurs invités, les différents médias définissent ce que certains l’opinion générale d’une société. Ces médias vont avoir une influence sur la pensée des citoyens, que ce soit en matière de vote, ou sur des sujets de société. Par exemple, lors du débat pour l’adoption du mariage pour tous, les médias n’ont pas adopté une position défavorable envers le projet. Certes, il y a eu de nombreuses manifestations, mais la majorité des Français a accepté cette réforme.
Le concept d’opinion publique est d’ailleurs controversé. Il se définit comme la « représentation de la manière de penser d’une société dans son ensemble, de manière collective. » L’une des critiques objectée à la notion d’opinion publique est qu’elle n’est pas clairement et objectivement définissable. Son existence même ne peut être prouvée.
La sociologue allemande Elisabeth Noelle-Neumann publie en 1974 sa thèse sur la spirale du silence. Elle part d’un postulat : chaque individu est sensible à son environnement social. Si les opinions de ces individus se situent à l’inverse de ce que pense l’opinion publique véhiculée par les médias de masse, ils auront la peur d’être rejetés et isolés de leur environnement social. Ces individus préféreront donc taire leur opinion et garder le silence. Les individus, pour comprendre le « climat d’opinion » n’ont qu’un moyen : se référer aux médias de masse. Pour Neumann, cette opinion publique n’est d’ailleurs que pure création des médias, elle n’existe pas en soi puisque chacun modèle sa pensée à celle de la masse.
L’opinion publique serait d’ailleurs un monopole pour les médias. Ils sont les seuls qui l’influencent et qui la définissent, en tant que modérateurs de l’espace public. Les médias de masse amplifient ce phénomène puisqu’ils touchent un très large public et ont généralement la même vision de l’actualité et la même manière de la présenter.
Certains théoriciens sont allés plus loin. Le politologue Roland Cayrol, a démontré que les médias altéraient concrètement l’exercice du pouvoir et de la démocratie. Il parle de dérives (Médias et démocratie, la dérive, 1997). Le théoricien relève six effets pervers qu’auraient les médias sur l’exercice du jeu démocratique : une forme de personnalisation du pouvoir dans laquelle les médias de masse choisissent de faire émerger telle ou telle personnalité charismatique ; la fixation de l’agenda politique, les médias choisissent de mettre les projecteurs sur tel ou tel fait et ainsi influencer le débat public pouvant exercer une pression sur le pouvoir politique ; le déplacement du lieu de la politique sur les plateaux de télévision ou dans les studios radio ; les médias se placent en seul filtre des évènements politiques ; une adaptation progressive du discours et la soumission aux règles de la communication ; et, enfin, l’influence sur les attitudes électorales permettant aux indécis de faire leur choix.
La question des sondages d’opinion est d’ailleurs l’un des aspects révélant le plus le côté pervers des médias sur le système démocratique. Par les sondages d’opinion, influençant régulièrement et fortement le vote des électeurs, certains voient une forme de manipulation. La question posée peut en effet grandement influencer la réponse des sondés. Certains parlent même de sondocratie. Cette notion désignerait une altération du régime démocratique dans lequel le pouvoir en place adapterait sa politique en fonction des résultats sondagiers. La politique ne se ferait ainsi plus sur un temps long et de manière réfléchie mais en fonction des réactions parfois « émotives » de la population. Cet effet pervers est particulièrement visible pendant les périodes électorales.
François-Henri de Virieu a lui, parlé de médiacratie. Ils s’agit là encore d’un dérivé du régime démocratique dans lequel ce sont les médias qui disposeraient du pouvoir. Les médias donneraient l’illusion d’une démocratie en donnant la parole au peuple. Pour l’ancien journaliste, la médiacratie supplanterait même le régime démocratique.
II- Les conditions de travail des médias n’offrent pas les garanties démocratiques fondamentales
Les médias souffrent aujourd’hui d’une situation de crise extrême. Ils doivent faire face au problème du financement qui a toujours été l’une des problématiques essentielles et ayant des conséquences directes sur le travail de journaliste. En effet, la question du financement des médias est directement liée au contenu de leur travail en raison de la problématique de l’indépendance journalistique.
Le journaliste américain Alex Jones, publie en 2009 un ouvrage, Losing the News : The Future of the News that Feeds Democracy, dans lequel il explique son inquiétude vis-à-vis des médias contemporains et de leur travail. Pour lui, un journalisme de qualité, faisant progresser la démocratie ou du moins, ne l’altérant pas, suppose des moyens financiers importants. Or, l’ensemble des médias est aujourd’hui soumis à de fortes restrictions budgétaires. Un journalisme de qualité et jouissant d’une indépendance financière est une des conditions pour l’exercice d’une bonne démocratie. Seulement les médias ne sont pas totalement libres. Ils sont encore soumis à une forte influence venant de deux acteurs différents. L’État dispose encore d’une certaine influence, certes minime, sur le financement des médias. Il définit les conditions strictes d’attribution d’une aide financière pour certains d’entre eux. Parmi les conditions d’attribution, il faut que le média offre une information généraliste. L’État peut profiter et utiliser de ce pouvoir pour exercer une forme de chantage à l’aide publique. L’influence la plus importante aujourd’hui sur les médias français et celles des opérateurs privés qui détiennent le capital et le pouvoir financier des différents médias.
Dans son rapport sur la liberté de la presse de 2016, Reporters Sans Frontières place la France à la 45ème position sur 180 États. La France perd sept points. La justification est la suivante : « le paysage médiatique français est largement constitué de groupes dont les propriétaires ont d’autres intérêts, qui souvent pèsent beaucoup plus que leur attachement au journalisme. (…) » ce qui fait peser une « menace sur l’indépendance éditoriale et même sur la situation économique des médias. » En témoigne par exemple, l’importance influence qu’exerce Vincent Bolloré sur le groupe Canal + et sur sa ligne éditoriale. L’émergence d’Internet et du webjournalisme pourrait également être la source d’effets pervers envers la démocratie. Le travail des journalistes a été fortement altéré par ce nouveau média. La différence entre travail journalistique et communication a tendance à s’atténuer. Le travail journalistique fait place à une culture du clic et du sensationnel au détriment d’un travail de fond. D’autant plus que les nouvelles formes de médias et notamment Internet prennent de plus en plus de place. Le problème des conditions de travail des journalistes ainsi que ceux du financement et de l’indépendance est lié à celui de l’inexistence de règles déontologiques fixes. La soumission à des règles déontologiques générales serait peut être un moyen de faire face aux effets pervers du travail journalistique.
Audrey Viala